Les films et la musique de Tony Gatlif m’ont toujours touchée aux larmes, et notamment la musique flamenco de Vengo et d’Exils. Dans le film Vengo, il y a une scène magnifique où il est question d’un arbre qui a le duende. Le duende ? Mais qu’est-ce ? Le sujet de cet article…
Vengo – Tony Gatlif. L’arbre du duende
Tenter de définir le duende ?
Imaginons…
Andalousie. Le soleil brûlant vient de disparaître à l’horizon, la douceur de la nuit s’installe. Sous le ciel étoilé, la fête commence. Au son des guitares, les mains claquent, les voix chantent, les corps dansent. Flamenco ! Nous regardons la scène et tout d’un coup, nous avons la chair de poule, la gorge serrée, le cœur ouvert. Nous voilà transportés avec les artistes. Moment suspendu pendant lequel l’artiste transcende son art ; enchantement d’un instant où il semble profondément inspiré et créatif, comme habité d’une force mystérieuse : el duende.
Vengo – Tony Gatlif. Arrinconamela
S’approcher d’une définition
Le mot duende n’a pas d’équivalent en français. Il est issu du latin dominus qui signifie maître, seigneur. Le duende est comme un génie de l’inspiration, maître des lieux, de la maison, génie qui prend possession du corps, devient le maître et s’exprime à travers l’artiste. « Avoir le duende », c’est se laisser traverser par cette force créatrice puissante, comme si notre corps, nos mains, notre cerveau ne vous appartenait plus. Moment de grâce qui s’apparente à une transe, quand le duende est là, nous sommes en présence d’un charme mystérieux, indescriptible, inexplicable.
Dans ces moments, l’artiste exprime plus que lui-même et se sent relié à l’univers entier.
Dans le duende, il y a aussi une notion d’engagement : l’artiste qui a le duende ne triche pas. Il est là, présent, dans toute son authenticité. Il ose être entièrement lui-même. Le duende est là ou pas. Il ne se programme pas, ne se travaille pas. Il est au-delà de la technique, de l’adresse ou de l’inspiration.
« Pour chercher le duende, il n’existe ni carte ni ascèse. On sait seulement qu’il brûle le sang comme une pommade d’éclats de verre, qu’Il épuise, qu’Il rejette toute la douce géométrie apprise, qu’Il brise les styles, qu’Il s’appuie sur la douleur humaine qui n’a pas de consolation. » Federico Garcia Lorca
Le sentiment océanique
Notion spirituelle formulée par Romain Rolland, le « sentiment océanique » est cette impression de se sentir en unité avec l’univers et avec l’éternité, comme une vague ou une goutte d’eau dans l’océan. Swami Prajnanpad en parle avec ces mots : « Ce « sentiment océanique » n’a rien, en lui-même, de proprement religieux. J’ai même, pour ce que j’en ai vécu, l’impression inverse : celui qui se sent « un avec le Tout » n’a pas besoin d’autre chose. Un Dieu ? Pour quoi faire ? L’univers suffit. Une Église ? Inutile. Le monde suffit. Une foi ? À quoi bon ? L’expérience suffit. »
Le duende exprime aussi cette conscience de la nature du vivant hors de la dualité : rien n’est séparé, tout fait partie de la même toile de la vie.
« Au-dessous du monde des perceptions sensorielles et de l’activité mentale, il y a l’immensité de l’être. Il y a une vaste étendue, une vaste immobilité, et une petite activité frémissante à la surface, qui n’est pas séparée, tout comme les vagues ne sont pas séparées de l’océan. » Eckhart Tolle
La poétique du duende
Dans les années 30, Federico Garcia Lorca donne une conférence intitulée « poétique du duende, entre jeu et théorie ». Là, il précise que lors de l’éveil du duende, la logique et le sens se disloquent pour céder la place « à une érotique qui possède la fraîcheur des choses qui viennent d’être créées ».
Il reprend les mots de Goethe pour définir le duende : « Ce “pouvoir mystérieux que tout le monde ressent et qu’aucun philosophe n’explique” est, en somme, l’esprit de la Terre. »
Un esprit qui n’est palpable qu’au présent, comme une vibration, un mouvement continu. Dans l’acte créatif quel qu’il soit, les œuvres « naissent et meurent de manière perpétuelle, et haussent leurs contours sur un présent exact » dit Lorca. Et « ce minuscule décalage du regard qui donne à voir l’intervalle entre les choses, bouleverse le mode de pensée cartésien ». Le duende nous fait voir l’intervalle entre les choses, la rencontre entre l’intérieur et l’extérieur.
« En tant que forme en mouvement, le duende est pouvoir et non œuvre, combat et non pensée : là où le duende s’incarne, les notions d’intérieur et d’extérieur n’ont plus lieu d’être ». Federico Garcia Lorca
Au contraire d’une muse, le duende vient de l’intérieur, il habite les entrailles. Il s’exprime dans l’expérience créative quand l’artiste est authentique, consent au réel et laisse de côté ce qu’il a appris pour laisser la vie œuvrer à travers lui. Quand le duende est là, la technique laisse place à la sensibilité, dans une intimité nue.
« La survenue du duende présuppose toujours un changement radical de toutes les formes. Sur des cartes anciennes, elle donne des sensations de fraicheur toute neuve, comme celle d’une rose tout juste épanouie, d’un miracle faisant surgir un enthousiasme quasi religieux. Cela ne peut se répéter, jamais. Le duende ne se répète pas, comme ne se répètent pas les vagues de la mer formées au cours des tempêtes ». Federico Garcia Lorca
Expérimenter le « duende »
Duende et créativité
Nous avons tous des élans créatifs mais n’osons pas toujours exprimer notre créativité, certains que l’inspiration n’est offerte qu’aux artistes. Or nous sommes tous des artistes de notre vie ! La nature est créative par essence et dans tous les sens, il n’y a qu’à observer la richesse de la biodiversité de notre planète ! La puissance créatrice à l’œuvre est juste phénoménale, ce mouvement perpétuel de vie, de naissance, de mort… Nous faisons partie intégrante de cette nature, guidés par la même force créatrice. Le duende nous est donc accessible !
« Chaque femme, chaque homme est riche et unique dans sa capacité à créer. Créer le monde, se créer, donner libre cours à son inspiration quant à la naissance d’un objet, d’une musique, d’une peinture, d’une écriture, de toute expression lui étant propre et inédite. Devenir artiste oui, mais avant tout artiste de sa vie ! » Jocelyne Striebig
Duende et inspiration
Si chacun de nous est un artiste, chacun peut expérimenter le duende à sa manière, ce duende qui surgit quand ego et mental sont au repos, comme une suspension momentanée du fil de nos pensées. Il ne s’agit pas de l’inspiration qui nait d’associations d’idées comme celle qui me permet d’écrire cet article après avoir vu une scène de film et qui reste de l’ordre du mental. Le duende est une inspiration qui puise sa force dans nos intuitions les plus profondes. Le Dr Wayne W. Dyer, auteur du livre Inspiration, dit que chacun de nous porte au fond de lui quelque chose qui attend d’être révélé et que l’inspiration consiste à nous ouvrir à cette dimension spirituelle. « Lorsque nous sommes inspirés, nous sommes en contact avec elle, écrit-il. Nous nous joignons à ce champ d’énergie en expansion qui coule en nous et l’invitons à irriguer notre vie. »
« Quand l’inspiration se fait sentir, elle est d’une telle pénétration et d’une telle subtilité – comme un feu follet – qu’elle se dérobe presque à une définition exacte » Richard Strauss.
Duende et bioanalogie
Le duende n’est alors autre chose que ce vide, ce troisième plan de la bioanalogie, cette vie qui s’exprime à travers nous lorsque nous sommes sans attente, sans obligation de résultat, sans intention. Il s’agit d’une expérimentation sensible, sensorielle, sensuelle. Ce troisième plan, le physicien Basarab Nicolescu le nomme « le tiers inclus » et dit à son propos : « Qui crée ? C’est moi et plus grand que moi. C’est moi et l’unité du monde. Car nous sommes aussi plus hauts que nous-mêmes ! L’inspiration est une coopération de l’être avec lui-même. »
L’inspiration du duende puise sa puissance dans l’« inconscient universel », structure de départ de toute création, de toute manifestation qui se déploie sous forme fractale. Hors dualité, hors causalité, hors chronologie, hors représentation ; cet inconscient universel est omniprésent, immatériel et insaisissable.
Le duende émerge quand nous sommes présent à nous-même et à la vie qui coule en nous, là où nous sommes, posés dans notre centre de gravité. Tel serait le secret du duende, une présence infaillible ? La phrase d’un guitariste de flamenco qu’avait rencontré Federico Garcia Lorca prend alors tout son sens : « J’ai entendu un vieux maître guitariste dire que : “Le duende n’est pas dans la gorge, le duende monte par le dedans, depuis la plante des pieds.” »
« Le grand oeuvre de notre vie consiste pour chacun à se rapprocher de l’être en totalité, unifié en son corps, coeur, âme et esprit. À chacun de ressentir ce feu créateur au plus profond de soi, et d’éviter de laisser passer le temps sans avoir pu exprimer ce qui donne sens à notre venue sur Terre. » Jocelyne Striebig
Duende et amour
À ce sujet, aucune parole ne peut être plus belle et plus juste que celle de Christiane Singer dans son livre « N’oublie pas les chevaux écumants du passé ».
« L’amour de soi – qui est le fondement de l’amour – est une expérience bouleversante, ontologique et mystique. Il ne s’agit pas de l’amour porté à cette personnalité que j’ai réussi à construire. C’est une grande sympathie que j’éprouve pour elle tout au plus. Non, l’amour s’ancre ailleurs. Il s’ancre d’abord dans la stupéfaction d’être vivant et dans l’expérience du corps.
Je vous invite à l’instant à frôler cette qualité. Laissez-vous saisir de la stupeur d’être dans un corps, d’être un corps. Accordez-vous un instant de peser de tout votre poids, sans la moindre esquive, de sentir la densité de la matière qui vous constitue, sa concentration, sa secrète dilatation après chaque inspir. A peine j’entre entière dans cette sensation qu’une incroyable qualité de présence m’envahit. Surtout ne me croyez pas.
Continuez seulement de laisser respirer ce qui respire – de sentir le poids de votre corps – jusqu’à ce que vous ayez rejoint ce qui vous habite.
Il n’y a que le saisissement qui livre passage à l’essentiel.
Cette part de moi qui n’a ni qualité, ni propriété, ni attribut, qui échappe à toute catégorie, qui ne connaît ni peur ni jugement, c’est la substance de notre vraie nature.
Cette puissance infiniment supérieure à l’homme – mystère vertigineux – n’est agissante sur terre
qu’à travers l’homme qui l’accueille ou le corps qui l’incarne, cette puissance ou mieux cette présence ineffable et fragile, c’est l’amour qui nous fonde. » Christiane Singer
Avez-vous déjà ressenti le duende, cette vague de vie que nous ne pouvons que surfer ? Avez-vous déjà expérimenté cette profonde inspiration alors que vous étiez en train de danser, d’écrire, de peindre, de travailler, de créer… ? Sentez-vous la vie œuvrer à travers vous quand vous êtes véritablement présent, en toute authenticité ? N’hésitez pas à témoigner dans l’espace de commentaire ci-dessous. Vos témoignages sont des trésors ! Merci.
Photos : Unsplash
« Tout ce qui a des sons noirs a du duende »
Manuel Torre
Bonjour Blandine. Il y a bien longtemps que je n’avais entendu parler du duende. Cela vous a, à l’évidence, grandement inspiré, et c’est tant mieux.
Le duende, ou comment réveiller le lutin, le petit démon, le malin génie qui est en nous et qui nous envoûte et prend possession de nous.. ou pas..
Le duende nous parle de l’invisible, c’est une histoire de tripes, une prise directe avec l’univers. Cela sort des tripes et cela prend aux tripes. C’est du moins ainsi que je le ressens.
Mais le duende est également indissociable de l’idée de douleur (l’acte créateur n’est-il pas douloureux par essence ?). C’est la douleur de la condition humaine, la douleur du non-sens de l’existence, « el dolor humano que no tiene consuelo », la douleur humaine qui ne trouve pas de consolation, selon Garcia Lorca.
Le duende s’exprime à travers le flamenco, évidemment, mais comme exemple on peut citer aussi Miles Davis, cet immense musicien que j’ai eu le grand privilège de voir en concert avant qu’il ne disparaisse à jamais..
Je fais un parallèle avec le Qi, ou chi, des chinois, qu’on traduit en occident de façon réductrice par énergie vitale ou énergie créatrice, ou souffle. Je pense qu’on parle de la même chose..
Cette citation de St Augustin pourrait fort bien s’appliquer ici :
« Si on ne me demande pas ce que c’est, je le sais. Si on me le demande, je ne le sais plus ».
El Duende c’est comme du pur 5, en bioanalogie…une intensité qui te transcende complètement et quelque chose se vit sans aucune volonté ni intention particulière; Un tableau s’est peint de cette manière et j’étais la première étonnée en le voyant…Ha bon? c’est moi qui ai peint ça? C’est le seul tableau que j’ai jamais encadré avec un verre antireflet 😉
Trois femmes.
C’est pure vie, une présence comme l’a décrit si sensiblement Christiane Singer, et c’est le défi de l’ère qui s’ouvre devant nous tous.
Merci Blandine;°)
Oui, pur feu ! Merci de cette belle histoire de peinture Ellen.
Merci Blandine , pour ma part j’ai souvent ressenti le plaisir d’être ,avec la danse , la musique en particulier .cette vibration intérieur qui ne laisse de place à rien d’autre que d’être la . Cet article permet de mettre ça en conscience pour être encore plus intensément présent à soi . Merci beaucoup .
Et nous pouvons accéder à cette qualité de présence à chaque instant, dans le contact de nos pieds avec le sol. Belle expérimentation !
Merci Blandine
Je crois bien que tu as reçu le duende pour écrire cet article 😉
C’est très beau, et éclaire nos vies !
Merci Elisabeth ! Bientôt à toi la danse avec le bras en l’air… Olé ! 😉
Très bel article, Blandine! Merci beaucoup! à la fois inspirant et inspiré! Je vais le relire et m’en inspirer pour mes cours de yoga pour « inspirer » mes élèves et les inviter à expérimenter la présence à travers le souffle et la conscience de cet espace entre l’inspir et l’expir. J’ai participé à un atelier de danse et chant tzigane, et je crois qu’à cette occasion j’ai senti « el duende »… c’était très puissant! Le chant et la danse m’ont menée à un état de transe dans lequel il n’y a plus de mental, plus d’ego, je transcende tout. Il n’y a plus de temps. Juste la vague et l’océan… Tu as très bien décrit cette expérience avec des citations bien choisies. Dans le coeur.
Belle expérimentation à toi Martine et à tes chanceux élèves ! Bravo pour ton livre et au plaisir de te croiser à nouveau ici ou là !
Un profond merci pour cet article, il arrive à point. Je suis à quelques jours du 2ième volet du Parcours d’intégration et tout ce que tu décris vient raisonner.
Suite a la première cession j’ai l’impression d’être sur la doublure de moi-même donc changement de paradigmes et c’est un non retour.
Et le « el duende » dont tu nous fais part, pour l’instant, sustente pour moi cette force ou vague de fond qui m’oriente à la dėcouverte de ce Soi.
Qu’on le nomme ou pas il est grandement invité à la manifestation, à Moi de le reconnaître!
Merci de tout coeur 💓
Avec grand plaisir Johanne !